Herbie Hancock, les possibilités de la grâce / À la demande de Franck Médioni *2024-12-01
Herbie Hancock a changé le cours de ma vie, en trois étapes : la première quand je l’ai entendu pour la première fois, la deuxième quand je l’ai vu en concert pour la première fois, la troisième quand je l’ai rencontré pour la première fois.
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C’était donc au début des années 1980, fin de mes années lycée, au cœur d’un cinquième arrondissement parisien encore bien marqué de son empreinte étudiante. La musique de jazz m’avait déjà sérieusement happé, mon grand-père m’avait attelé à son âge classique, et quelques amitiés providentiellement sélectives m’avaient ouvert à sa modernité d’Après-Guerre, l’un comme les autres m’ayant ainsi fait entrer dans un univers d’émotions bien fortes, en concurrence plus ou moins harmonieuse avec l’air du temps. Pour moi, à ce moment-là, il y avait donc Duke, Armstrong, Django, Erroll Garner, Bird, Dizzy, Monk, Bud, Brubeck, Blakey, Coltrane…
… et il y eut le second quintet de Miles, qui advint comme une déflagration dans l’univers en question.
Que n’a-t-on dit et écrit sur cet orchestre éblouissant, porté par une étoile dont une part du génie consistait à révéler celui des autres ? Ainsi était-il possible de jouer comme cela… Une page musicale s’ouvrait à moi, elle avait pour principaux noms Herbie Hancock et Wayne Shorter ; elle avait surtout l’allure d’une petite révolution copernicienne personnelle autour du travail du piano qui ne cesserait de me mobiliser plus ou moins en permanence au fil des années ultérieures, ici comme outre-Atlantique.
Le découvrir en concert, précisément aux côtés de Wayne Shorter, un soir au début des années 1990 au Grand Rex, fut une sorte de seconde révélation. Les techniques d’amplification, notamment de la rythmique, ne s’étaient malheureusement toujours pas calmées des excès des années 1980… Qu’importait, le tandem irradiait d’une force totalement inédite pour moi. Ainsi était-il possible d’occuper l’espace sonore comme cela, d’une sorte d’énergie naturelle nourrie aux profondeurs d’un savoir époustouflant autant qu’à la joie d’être là, et manifestement d’être tout court. Fasciné à chaque instant, je me laissais emporter par un jeu de piano dont j’avais le sentiment de reconnaître tous les recoins.
Enfin le rencontrer à l’occasion d’une improbable masterclass parisienne en 1994, me fit en quelques heures sortir de l’expérience passablement schizophrène du jeune cadre taraudé par un niveau d’incertitude probablement légèrement supérieur à celui de son environnement immédiat. Ainsi donc, après avoir régulièrement traîné là où la musique se faisait à Paris, faisant parfois timidement le bœuf au gré des occasions, n’ayant alors décroché qu’une maigre quantité de gigs, me retrouvai-je à jouer devant celui qui me touchait le plus au monde…
Un peu plus tard nous dînions ensemble, je l’entendais comme en rêve me parler de la versatilité des lignes de basse de Paul Jackson, ou de la façon dont il avait encore souhaité faire évoluer Butterfly sur son disque à paraître Dis Is Da Drum, avec le sentiment d’un nouvel alignement de planètes me hurlant de tenter une autre expérience de vie. Il fallait simplement le vouloir, vraiment.
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Au regard de l’autorité des figures tutélaires de Bud Powell, Oscar Peterson, Bill Evans, ou même Chick Corea ou Keith Jarrett, il me semblait qu’à de rares exceptions près, le Paris du début des années 1990 vibrait relativement peu de la magie d’Herbie, au contraire de New York où quasiment tout le monde souhaitait jouer comme lui. Certes l’homme était déjà une icône – Watermelon Man, son passage chez Miles, les Headhunters… et Rock It et Autour de Minuit bien sûr ! Une star mondiale, à n’en point douter.
Mais surtout pour moi… quel pianiste de génie !
En me risquant à un peu d’analyse, j’insisterais en premier lieu sur ce placement rythmique exceptionnel. Que l’écriture soit dense ou suggérée, que le jeu autour de lui soit intense ou calme, chacune de ses interventions porte la marque d’une extraordinaire décontraction doublée d’un à propos absolu, qui attisent le swing avec autant de vitalité que de finesse.
Certes le contexte le porte : les années 1960 poussent à l’interaction au sein des sections rythmiques, et l’apparition de la puissance et de la subtilité inédites de Tony Williams lui permet de faire briller des initiatives qu’on ne connaissait alors d’aucun pianiste. Sous les doigts d’Herbie, quelle que soit la phrase, quel que soit l’accord, quel que soit le silence, le sentiment d’évidence est tel qu’on en râle vite de bonheur.
Il faut ensuite évidemment parler de son monde harmonique, et à cet égard des innombrables audaces dont il fait montre dans son écriture comme dans son jeu. Au départ, le Blues bien sûr, si solidement ancré, et dont il semble malaxer tous les recoins imaginables. Puis viennent à l’esprit ses choix de voicings qui, épousant également un air du temps que d’autres résument par la formule-manifeste « In and Out », explorent nombre d’effets de torsion avec une sorte d’espièglerie permanente : ici un accord substitué à un autre, souvent au rebond des initiatives de Ron Carter, autre partenaire d’exception si expert en matière de substitution ; là un effet poly-harmonique empruntant aussi bien à certaines démarches de la musique contemporaine qu’à d’autres de la free-music, ouvrant à une sorte d’approche détachée de la contrainte verticale ou de la forme…
Il y a enfin cet extraordinaire esprit de liberté mélodique, porté par une virtuosité lui venant de sa parfaite éducation classique, et l’amenant à ne s’interdire aucun chemin, chacun susceptible d’être prolongé au risque de tout type de frottement rythmico-harmonique. Une sorte d’insatiable curiosité le faisant sortir du cadre à l’envi, pour quelques mesures plus loin retomber sur ses pieds avec une souplesse de félin. Dedans, toujours dedans.
Reconnaissable entre tous, toujours placé là où il faut, magnifiant systématiquement le son des orchestres qu’il constitue ou qui le sollicitent par une sorte de contrepoint créatif permanent, toujours au service du propos principal… Peut-on imaginer plus bel art de l’attention ?
Une attention qui d’ailleurs, comme on le sait, s’étend au point de le faire embrasser avec bonheur tout ce que la technologie en marche propose à la musique. Dix ans après ses débuts, quasiment toutes les nouvelles lutheries électriques à clavier de sa génération trouvent en lui une sorte d’ambassadeur de luxe, portant un propos qui jamais ne perd le fil de l’émotion partagée. D’où que vienne l’idée, quel que soit l’instrument sur laquelle il l’exécute, c’est aussi savant que frais, aussi structuré qu’ouvert… et « ça groove monstrueux » – excusez du peu !
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À chaque étape de sa carrière, et au regard de l’entièreté de son œuvre, Herbie Hancock est pour moi l’incarnation d’une grâce artistique exceptionnelle. Et son choix du bouddhisme de Nicheren à l’orée des années 1970, ses quelques pas d’acteur au cours des années 1980, ses diverses missions institutionnelles depuis les années 1990, ou ses dernières affinités électives envers quelques youtubeurs choisis, sont autant d’autres perspectives qu’il offre de lui-même, comme un tableau à dimensions multiples, à perpétuellement redécouvrir.
À la fois profondément ancré dans ses racines et viscéralement défricheur de nouvelles Possibilities, il touche à vif esthètes comme novices dans un sourire éternellement généreux, et nous lègue une vision inestimable de la musique, dont témoigne en dernier ressort le discours qu’il tient sur celle-ci : « Le Jazz est synonyme de liberté et d'ouverture. C'est une musique qui, bien qu'elle soit issue de l'expérience afro-américaine, parle davantage de l'expérience humaine que de l'expérience d'un peuple en particulier. »
/ Mai 2024
* Pour l'ouvrage collectif réalisé sous sa direction Les mots de la musique (Fayard - 2024)