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Jazzmin / Retour sur un émoi de printemps2011-05-05

Mars 2011. Laurent Coq, merveilleux pianiste et esthète militant des temps actuels, se pique de lancer un débat public sensible portant sur la diffusion du jazz en France, avec la gnaque que je lui connais et – faut-il quand même le souligner – un certain courage.

Il y est plus précisément question des défauts actuels du Duc des Lombards, et par extension du sentiment de formatage inexorable de la diffusion musicale aux lois de la demande, caractère propre à une approche industrielle de la culture réduite à un marché, au détriment de la prééminence de l’offre, implicitement considérée comme seule garante du foisonnement créatif. Lequel formatage trouvant un coefficient multiplicateur dans l’abus de position dominante de Sébastien Vidal (TSF, Duc des Lombards, et autres mandats que j’ignore mais que l’esprit de clocher du parisianisme culturel ne manquerait de lui avoir confié), et appelant donc à un sursaut de mobilisation des musiciens face à un destin qui leur échappe.

Ces lignes ne trouvant leur origine que dans la salve des échanges entre Laurent et Sébastien, je n’ai que tardivement lu certains des posts de l’impressionnant blog qui naquit de la controverse, et me lance donc encore plus tard – certainement trop – dans une arène manifestement fort occupée.

Avec, pour déjà beaucoup dire d’emblée, autant d’étonnement sur le succès de la démarche, que de perplexité sur la problématique posée.

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1) Le Duc des Lombards, petite histoire récente – et subjective – d’une occasion manquée, qui pourtant donne encore des raisons d’espérer

Lors du départ des improbables Gilles et Véronique il y a deux ou trois ans, nombreux furent ceux qui comme moi se réjouirent du fait que ce lieu auquel Didier Nouyrigat nous avait rendus si attachés ne devienne ni une agence BNP-Paribas (banque prise au hasard ;)), ni un H&M (deux magasins à moins de 500 m l’un de l’autre, ils peuvent le faire), ni un Bistrot Romain (là, pour le coup, ils auraient peut-être fermé l’autre), ni…. ad lib… Mais force est de constater que la plupart d’entre nous tombèrent de bien haut en découvrant la nouvelle mouture des lieux : il faut quand même bien se pincer pour avoir entendu dire que dix-sept plans alternatifs furent envisagés pour un résultat où tout apparaît comme pensé à l’envers, de l’emplacement du bar au nombre insensé de places aveugles, en passant par le système vidéo décalé, un son maté avec un tel excès que rien ne passe sans sono, la sono en question placée dans un box où l’on n’entend pas la salle, une mezzanine parfaite pour les cocktails, un carré VIP parfait pour le cul, sans parler de la première équipe de salle dont la quasi intégralité des membres donnait le sentiment d’avoir appris le mot « musique » en lisant leur contrat de travail…

En cherchant à régler le problème du fameux poteau de l’ancien Duc, on en avait généré mille autres. En visant quelque chose entre le Dizzy’s et le Jazz Standard, on aboutissait quelque part entre le Méridien et le Bilboquet, les écrans (décalés) en plus. Sachant l’enfer pavé de bonnes intentions, il y eut de quoi déchanter, et prédire à relativement court terme l’arrivée d’une sono quatre fois plus puissante, de rideaux quatre fois plus épais et d’une barre verticale plantée au milieu de la scène, laquelle scène étant assez facile à réduire encore.

Il y fut donc néanmoins question de continuer à programmer du jââzz, et je comprends que les résultats des premiers mois allèrent jusqu’à alerter le bon sens gestionnaire de son actionnaire, à qui nous devons quand même la reconduction d’un lieu de musique à cette adresse, et dont il faut probablement aussi comprendre que la capacité à renflouer les gouffres a des limites.

Arrive donc Sébastien Vidal qui, fort de l’indéniable – et certainement rassurant aux yeux dudit actionnaire – succès commercial de la radio qu’il dirige, rejoue une partition stratégique qu’il connaît pour prendre les rênes du Duc.

Sébastien est donc là, avec son énergie extraordinaire, certes parfois débordante, ses convictions fortes, certes parfois un peu arrêtées, son militantisme de gauche radicale, certes facilement soluble dans les canons du management, ses coups de gueule faussement méchants… mais une évidente volonté de faire assortie du talent qui va avec, et – faut-il le rappeler quand même – une immense pression aux fesses, qui peut à mon sens se résumer en une équation simple : à configuration des lieux inchangée (sic), soit le compte de résultats courant du club est a minima équilibré dans les mois qui viennent, soit le lieu est de nouveau en vente.

Un œil sur le savoir faire de Stéphane Portet, un autre sur les rosters des tourneurs/producteurs/managers mondiaux, et un troisième sur les comptes, il commence donc un nouveau métier avec la mission de redresser un lieu aménagé en dépit du bon sens, dont les deux atouts principaux sont l’emplacement et le piano, et dans lequel 50 personnes au maximum peuvent espérer écouter de la musique dans des conditions décentes, à la condition expresse que les 50 autres qu’on y espère également ne craquent pas trop de se faire entuber à ce point. Pas facile quand même, l’équation en question.

Alors certes, je pèche certainement par indulgence, notamment car je fus l’heureuse victime de sa programmation en janvier dernier, qu’il est fortement question que j’y rejoue prochainement, tout cela hors de toute actualité me concernant, sachant que je ne pense vraiment pas être un gros remplisseur de clubs, et que l’honnêteté me commande de dire que j’y ai vécu un accueil irréprochable, que j’y ai apprécié la formule « deux concerts par soir » comme d’y être invité à dîner et d’y jouer déclaré (pas négligeable quand même).

Pour autant le Duc n’est évidemment pas un endroit facile : la politique de prix, le non-renoncement aux places aveugles, le son toujours si cloisonné, le certainement-toujours-trop-peu d’énergie déployée sur place pour focaliser en permanence l’attention de tout le public vers la scène ouvre un boulevard aux rombières qui se racontent l’après-midi, aux touristes qui planifient le lendemain, et aux comités d’entreprises qui avaient vraiment besoin d’une mezzanine pour fêter un anniversaire ou se trouver « vrai-ment-phé-no-mé-nal »… Non, le Duc n’est pas un endroit facile, et certains soir c’est les boules.

Que faire alors ? Le dire d’abord, certes. Sébastien et plusieurs de son équipe seraient témoins du fait que je ne me suis pas privé de le faire, bien avant l’apparition du coup de gueule justifiant les présentes. Espérer ce faisant qu’une situation financière plus sereine puisse faire émerger la question d’un réaménagement a minima des locaux, permettant par exemple de proposer plus de cent vraies places, une politique tarifaire plus raisonnable, et donc une pression progressivement moins grande à la rentabilité. Oui, on peut espérer ça évidemment, et c’est déjà beaucoup.

Faut-il pour autant à ce point décrier la programmation du lieu, dénoncer la concentration des pouvoirs culturels, et en appeler à une responsabilité collective inspirée d’un subtil cocktail entre un printemps arabe au parfum universaliste réjouissant et un anti-sarkozysme obsessionnel ?

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2) Le Duc des Lombards, miroir du monde ?

En lisant la liste que Laurent fait des potentiels inéligibles à la programmation du Duc, je me pose d’abord la question de savoir si les mêmes seraient programmés par son illustre voisin – allez, un peu plus de chances peut-être, il a désormais 3 clubs, lui ;). Mais je me dis aussi que les six derniers mois du Duc m’ont permis d’y entendre Vijay Iyer, John Escreet, Donny Mc Caslin, ou encore Steve Kuhn tout récemment, et que je suis bien triste d’y avoir loupé Kneebody, Brian Blade (en espérant qu’il n’a pas fait qu’y pleurer), Magma ou le big band de Jean-Loup Longnon, juste par manque de force ces derniers temps. Je me dis enfin que les jams du weekend fonctionnent bien, fidèles à une tradition que ne renierait pas l’esprit de culture militante qui porte ce débat.

En réfléchissant ensuite à la problématique de la concentration des pouvoirs, je ne suis pas sûr que le cadre privé dans lequel il s’exercerait désormais place les artistes face à une situation tant que ça différente du cadre public dans lequel il a pu fleurir sans encombres depuis une bonne trentaine d’années. Car au jeu du « toujours les mêmes », notre indécrottable jacobinisme nous rend quand même sacrément tolérants aux oligarchies institutionnelles qui durent et grossissent lentement, et sacrément rétifs aux intérêts privés qui naissent et grossissent vite. Les affinités électives de la Fondation BNP-Paribas et de TSF sont-elles plus contestables que celles des DRACs et de l’Afijma ? Très franchement, je ne sais pas.

Ce que je sais en revanche, étant très transparent avec le fait de croquer du système en question (tous râteliers confondus d’ailleurs), c’est que l’art a toujours fonctionné avec de l’argent, parfois peu parfois beaucoup, parfois privé parfois public, en fonction des époques et des endroits du monde, le désintéressement étant une notion bien compliquée à cerner dans cette affaire. Et qu’au-delà des succès et échecs d’un temps (celui des modes), le temps (celui qui dure) reste le meilleur juge des démarches, les trésors oubliés n’étant jamais oubliés par tout le monde, ce qui est déjà énorme.

Le temps en question requérant un minimum de repères, Laurent nous invite à considérer l’âme d’un lieu comme point de départ (ou pierre angulaire comme on veut) d’un combat pour la mémoire auquel il est difficile de rester insensible, surtout évidemment lorsqu’il nous titille au jeu des analogies entre la marche du jazz et celle du monde. Pour qui se pique de considérer la portée de cette musique comme universelle en dépit de sa marginalité souvent militante, il y a donc là matière à réfléchir.

Rentrons alors dans le jeu en question, radicalement.

Pensons donc l’Occident, et le monde par extension, suffoquant sous le poids de l’accélération qu’il s’impose, vivant avec un subtil mélange d’angoisse et de déni la chronique de la mort annoncée de son histoire, l’ « actu » écrasant le « vécu » à coup de cuistreries grimées en événements. Pensons ainsi la difficulté désormais immense de cultiver l’ardent devoir que l’homme s’imposait lentement à lui-même au fil des affres qu’il se faisait traverser depuis que sa sédentarité avait rendu son histoire linéaire, celui de travailler sans relâche son passé pour ne pas être condamné à le revivre.

Dans un tel cadre en tout point inédit, comment poser la question des droits et devoirs à l’égard de « lieux à âme » réinvestis ?

On pourrait déjà reconnaître qu’un paquet de lieux chargés ont changé de destination première, parfois avec émoi certes, mais pas toujours sans bonheur. Doit-on en effet déplorer par principe que les châteaux se transforment en musées ou en hôtels, que les hôtels particuliers se transforment en bureaux ou en palais de la République, qu’un paquet de lieux cultuels deviennent culturels, que les usines périurbaines se transforment en lofts, que les barres des cités dites sensibles soient détruites au profit de nouveaux desseins de l’immobilier social ? En voilà un paquet de lieux à âme(s) soumis à un sort heurtant de plein front ceux qui les avaient conçus comme ceux qui les avaient fait vivre ! Une fois conscient du fait que ces transformations s’opposaient à un non-agir débouchant sur une mort certaine à petits feux, le jugement sur la qualité de ces dernières me semble imposer l’utilisation d’un logiciel à mailles fines, aussi chargé d’épaisseur historique que d’audace visionnaire – le genre de logiciel qui permette de juger calmement de la transformation du Louvre par Ieoh Ming Peï, de la rive droite de la Tamise en quartiers habités, ou du Michigan Theater en parking.

Le même genre de logiciel qui permette également un regard complet sur l’histoire des lieux qui, a contrario, ne changent pas de destination. Ainsi, en se réjouissant, comme au début de ces lignes, que le Duc des Lombards reste un lieu de musique, ne doit-on en même temps reconnaître que l’âme de l’ancien Duc s’est construite par une alchimie bien subtile, qui tient autant à la passion et au labeur de son fondateur qu’aux rapports complexes et tout aussi passionnels qu’il avait fini par tisser avec tous ceux qui y jouaient ? Le bonheur faisant tant de bruit en partant, n’est-il frappant de constater que le romantisme rétroactif que l’on porte à l’endroit du meilleur-son-de-Paris nous fait aussi oublier un peu vite ses faces moins défendables ? Ne devrait-on aussi faire entrer dans la balance la complexité des manœuvres d’approche que certains devaient effectuer pour y jouer, la toute aussi vive sensibilité à l’ « actu » de son avisé programmateur au fil de l’apparition des budgets marketings alloués au jazz au cours des années 1990, les pressions éternelles pour « ne-pas-jouer-chez-ceux-d'à-côté » (fonction bijective, faut-il le rappeler quand même), la même pression « amicale » à une demi-heure du début du gig lorsqu’on pressentait qu’il n’y aurait « pas beaucoup de monde ce soir », sans oublier les questions d’argent, qui font couler autant d’encre que de larmes depuis probablement cent ans dans les clubs, celui-ci n’ayant à ma connaissance pas plus dérogé à la règle que les autres ? Un peu moins glamour, le passé, d’un coup d’un seul…

Evidemment, tout bien pesé quand même, faut pas déconner, le Duc de Didier fut exceptionnel, et au-delà des mystères de toute grâce, nous le devons essentiellement à l’énergie passionnée de ce dernier.

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3) Art et intérêt général – mariage pas vraiment évident

Alors à supposer qu’il dérive lentement mais sûrement vers un équivalent du nouveau Birdland sauce Petit Journal Montparnasse, voire, allons-y à la hache, qu’il devienne à terme la proie d’un Live Nation décidant d’avoir une stratégie « clubs de jazz » européens à programmation centralisée, que faire exactement ?

A l’instar de Sébastien, qui nous enjoint donc de « respirer », on pourrait commencer par aller voir ailleurs comment ça se passe.

Je connais par exemple désormais trop Laurent et l’admiration qu’il porte à la scène newyorkaise – comme bien d’autres dont je suis – pour ne pas comprendre son coup de gueule comme nous appelant à y faire un tour afin d’alimenter la réflexion.

Or nous savons tous que, bon an mal an, que ce qui y frappe, c’est non seulement le nombre de lieux dédiés au jazz, mais aussi la disparité de leurs histoires, certains durant avec la même vibe, d’autres se transformant au fil de leurs tauliers successifs, certains super commerciaux, d’autres vraiment conviviaux, certains ultra mainstream, d’autres ultra créatifs, certains disparaissant, d’autres apparaissant… une fluidité quasi militante nourrie aux mamelles d’un enthousiasme viscéral, collant à merveille au monde réel dans lequel elle fleurit, tout cela tranchant parfois à vif avec le monde d’ici. Air connu.

Dans un tel contexte, magnifiant l’idée que chacun doit se faire de son propre métier, propriétaires/programmateurs d’un côté, musiciens de l’autre, il ne m’apparaît pas flagrant qu’aucun de ces lieux n’ait eu un destin notoirement modifié par quelque émoi de la communauté des musiciens qui y jouent – les « font vivre », entends-je d’ici Laurent me corriger avec une malice que j’accepterais volontiers. Quoi qu’il en soit, au jeu de la transformite, la 52ème Rue ne ressemble plus vraiment à celle des années 1940 ; et toutes regrettées qu’aient pu être la disparition du Three Deuces, de l’Onyx, ou même du Minton’s plus au-dessus, je n’ai pas le sentiment que les années 1960 ni les années 1990 aient déploré de tels vides au point de ne pouvoir les combler.

Alors un air tout aussi connu ici nous suggère que la fluidité en question en laisse un paquet sur le tas, et qu’à coup d’esprit public, décliné en politiques publiques et initiatives citoyennes, le monde culturel de ce côté-ci de l’Atlantique peut aussi beaucoup – le genre de beaucoup dont incidemment les mêmes américains ne se privent pas lors de leurs tournées overseas. Peut-on donc imaginer mobiliser cet esprit au service de la lutte contre une telle dérive supposée ? Dans bien des domaines de la politique culturelle, certainement ; dans le cas précis du Duc des Lombards, je vois mal comment.

Peut-on sérieusement imaginer qu’au nom de l’Histoire, ceux qui président aux destinées du Duc se plient à une tutelle publique ? L’imaginer en scène conventionnée me paraît quand même assez baroque – scénario qui oublie accessoirement que la programmation de nombre d’entre elles suscite facilement le même type de débat que celui qui nous anime… sans compter le marché de l’immobilier dans ce coin là du monde, qui ne manquerait pas de faire regarder avec une certaine ironie le fait que l’Etat subventionne plus ou moins directement des intérêts privés dont l’actif vaut quand même un sacré paquet de pognon… Alors on peut certes continuer le trip en l’imaginant nationalisé, ou a minima « municipalisé »… on peut, effectivement, au nom d’une défiance chronique envers les intérêts privés dont je ne ferai l’économie d’une petite analyse polémique (cf infra). Mais on peut aussi se rappeler que l’expropriation comme la préemption font l’objet d’un encadrement légal strict, qui me paraît peu susceptible de permettre un tel scénario, du moins à court terme.

A l’opposé du spectre, les mêmes pour les mêmes raisons accepteraient-ils l’idée d’une programmation collégiale, les choix faisant ainsi l’objet d’une concertation plus ou moins systématique entre son programmateur (s’il en reste un) et un collectif animé par l’intérêt général ?... J’imagine assez mal la batterie d’arguments à déployer pour convaincre l’équipe actuelle d’un tel bouleversement d’une part. Et d’autre part, à réfléchir au principe à adopter pour calculer l’épure du collectif en question ou pour résoudre les conflits en son sein, on peut aisément imaginer un bordel dans lequel tous auraient tout à perdre : à souhaiter qu’un lieu soit celui de tout le monde, le risque paraît assez évident qu’il ne devienne celui de personne. Ainsi me semble-t-il bien que tous les lieux ayant démarré de façon plus ou moins communautaire, de la Knitting Factory à Tribeca au Crescent à Macon, aient à un moment donné confié leur programmation à une personne clairement mandatée pour cela et assumant seule ses choix.

Pour l’heure, le Duc a donc un propriétaire / actionnaire et un programmateur, configuration commune à d’innombrables lieux dans le monde. Alors on peut, en dernier ressort, appeler au remplacement de son programmateur par trop cumulard, en prenant appui sur une sorte de loi anti-trust s’appliquant au monde du jazz… Ca, on peut, certes…

Mais, ne lisant pas cette intention dans les propos de Laurent, ce ne sera pas non plus mon cas. Tout à fait enclin à reconnaître que la situation est moyennement saine, je vois pour autant bien plus de risques que d’avantages à faire de Sébastien la victime pour l’exemple de défauts qu’il ne me semble pas seul à avoir portés jusqu’ici : passé le regard critique sur sa démarche, je n’ai d’une part vraiment pas le sentiment qu’on ferait ainsi porter le poids des imperfections du système sur la bonne personne, et j’ai d’autre part le sentiment qu’une telle décision hypothèquerait à nouveau très sérieusement le futur musical du Duc.

Qu’il reste riche ou devienne kitch, qu’il reste un lieu de musique ou devienne un club échangiste, la réalité est que nous ne pouvons pas grand chose au futur du Duc des Lombards. Alors certes, on peut s’inquiéter du destin d’un lieu qu’on a aimé sous une autre forme, s’indigner des desseins que l’on en lit, le clamer au point d’aboutir à cet impressionnant blog, tout cela en prenant appui sur une actualité internationale que l’on passe implicitement au filtre de l’analyse de vieux messieurs respectables qui font de l’indignation des livres à succès. Impressionnant, vraiment – au point que négliger le phénomène ne tarderait pas à faire passer pour irresponsable aux yeux d’une communauté sacrément mobilisée pour l’occasion.

Pour ma part, j’insisterais volontiers sur les pièges tendus à un tel mouvement, qui, à l’instar de prises de positions si courues au sein de la société du spectacle, se laisserait facilement entraîner dans une contestation dont la radicalité cacherait mal son conformisme. Ne doit-on en effet se méfier du discours systématiquement victimaire, et de son cortège de cris d’orfraies un tout petit peu trop incantatoires pour laisser croire qu’ils espèrent réellement l’action corrective ? Au jeu des analogies géopolitiques et historiques, le trait est si vite forcé pour suggérer (sinon asséner) des parallèles franchement hasardeux entre les défauts du système et telle page sombre de l’Histoire. Et in fine, je ne suis pas sûr qu’on y gagne à persister à analyser la mondialisation – puisque c’est de cela qu’il s’agit – avec les outils du XIXème siècle, les maigres contre les gros, le capitalisme considéré comme une anomalie de l’histoire, le secteur marchand comme systématiquement diabolique, la puissance publique comme seule détentrice du sens moral… lorsque l’on se penche sur la réalité du fonctionnement interne des acteurs en question, ça sonne quand même sacrément faux.

Après avoir lancé le débat avec un art consommé et assumé de l’excès – comment le lui reprocher dans un pays qui ne marche qu’à ça ?... –, Laurent illustre sa conscience du risque en question avec de multiples mises au point, modérant ainsi nettement la radicalité de sa démarche initiale. Au risque d’un excès de pédantisme distancié dont j’aurai certainement à répondre, je m’en réjouis.

Il serait donc plutôt question de reparler sereinement des intérêts des musiciens dans un monde de la culture désormais si grandement occupé par des amis qui leur veulent tant de bien. Pour qui persiste à croire en un futur qui permette la créativité et la solidarité, dont la face mécanique soit toujours fondée sur un équilibre entre action privée et action publique à sans cesse peaufiner, il me semble que la réflexion sur les conditions d’exercice de l’art en général, et du jazz en particulier, est bien loin d’être soldée.

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4) Et quand même un petit malaise français, non ?

Il est donc tentant de reparler un peu d’action publique.

Car du côté de la cohérence appelant au besoin quelques coups de gueule, je me résous certes à accepter les lieux de la musique tels qu’ils sont, mais je déplore en revanche que ceux dédiés au jazz soient si peu – si peu, si peu, bordel ! N’est-ce pas ça le bon combat, lorsque l’on découvre avec délectation les talents qui émergent des désormais innombrables écoles et départements de « Jazz et Musiques Improvisées » ? Il me semble qu’on se foutrait pas mal des smooth-tendances du Duc-TSF comme de leur contestable consanguinité, si le nombre de lieux de concerts avait suivi vaguement proportionnellement le nombre de structures pédagogiques, au moins publiques.

Avant même d’envisager l’hypothèse du « trop d’artiste », tous nantis que nous puissions être par rapport à beaucoup de nos voisins européens, j’ai quand même le sentiment qu’on a encore le droit d’avoir des idées. Quelques unes, en vrac, sous forme de questions :

- Pourquoi le volontarisme culturel public créa-t-il ces structures pédagogiques aux contours globalement fort défendables… et des SMAC !!!???... « SMAC », ça veut dire « Scènes de Musiques Actuelles », les Musiques Actuelles constituant ce grand fourre-tout dans lequel, comme son nom ne l’indique pas vraiment, on trouve les Musiques Traditionnelles, on ne trouve pas la Musique Contemporaine, et on a cru bon d’y caser le Jazz et les Musiques Improvisées… Cohérent ça, vraiment ? Scusez moi, j’arrive pas à m’y faire… Une question de moyens exclusivement ? Scusez moi, j’arrive pas à y croire non plus… N’y aurait-il a contrario une certaine logique à bâtir enfin un système de diffusion cohérent par rapport aux filières de formation, et de ne pas laisser la Fédération des Scènes de Jazz avec une telle pénurie de moyens ? Ne doit-on déplorer la cohorte de grandes villes ne disposant ainsi d’aucune activité régulière de concerts hors festivals et scènes nationales ?

- Dans un autre genre, les plus belles fleurs poussant aussi souvent sur les plus belles merdes, ne pourrait-on imposer aux désormais innombrables casinos un cahier des charges un tout petit peu plus précis que celui permettant la poterie et le macramé comme activité de « compensation culturelle » ? Désespérant de simplicité, juste un texte à faire, bien pensé, réellement contraignant et hop, une cinquantaine de lieux (et moyens associés) dédiés à la musique vivante d’un coup ! A l’instar de ce j’ai vécu plusieurs fois avec délectation à Hendaye ou à Vals les Bains, lorsque précisément les initiatives locales étaient assez peu portées sur la poterie et le macramé, je peux témoigner que ça le fait grave !

- Dans un autre genre, plus parisien, était-il réellement inconcevable de créer un club de jazz dans la mosaïque des projets de La Villette ou de l’atelier 104 ? Une concession avec cahier des charges, un mandat de programmation, un budget vraiment pas faramineux… Inconcevable donc ?...

De toute évidence, les clubs de jazz de qualité – ou disons plutôt des « lieux de concerts de proximité dédiés au jazz et musiques improvisées permettant aussi la boisson et éventuellement la restauration » –, ça nourrit autant d’espoir chez les jeunes musiciens que ça fait peu bander les élites culturelles. Trop américain peut-être, pas assez culturel probablement, pas assez visible certainement…

Mais à une époque de crise sans précédent des finances publiques, les institutions ne peuvent bien évidemment pas tout.

Car j’ai aussi le sentiment qu’on a tout à perdre à perdurer dans un affrontement de valeurs plus ou moins permanent entre la sphère publique et la sphère privée, le monde culturel français amplifiant la règle avec un militantisme qui me semble parfois tenir du comportement suicidaire. « Artistes et institutions, tous liés contre les entrepreneurs-exploiteurs » ! On va loin comme ça ? Il me semble qu’on balaie surtout bien peu devant sa porte, à considérer les exigences d’efficacité du monde privé comme vulgaires – au mieux…

A oublier si bruyamment que le libéralisme nous a fait sortir du féodalisme, il me semble que l’on rentre dans une opposition de principe qui peine à trouver de vrais moyens pour combattre les excès actuels dudit libéralisme. A reconnaître si peu de vertus aux succès de TSF ou d’Universal, à ne qualifier les idées de Qobuz ou de Spotify que de nouvelles lubies d’égoïstes déguisant la course au profit sous des habits nouveaux, il me semble qu’on néglige beaucoup de la valeur des enthousiasmes qui portent lesdits projets. A trop se focaliser sur les risques d’un formatage qu’il sera toujours bien délicat de caractériser, il me semble qu’on néglige l’hypothèse de l’avènement progressif d’un monde en mouvement perpétuel, dans lequel la standardisation résisterait de moins en moins longtemps à la contre-culture qu’elle génère. Enfin à persister à souhaiter la chute rapide des gros sous le seul prétexte de leur vulgarité, il me semble qu’on oublie d’une part le nombre de gros qui ont sacrément chuté ces cinq dernières années, et d’autre part que la vulgarité est loin d’être le monopole des gros.

Quant aux petits, doit-on s’étonner de leurs souffrances dans un tel contexte psychologique enveloppant a priori chaque succès d’un voile de soupçon cachant parfois mal celui de la jalousie, et attribuant si facilement chaque échec « au système » ? Comment expliquer autrement que depuis bien avant la crise du disque, la durée de vie des labels français soit à ce point moindre que celle des labels toujours prestigieux de beaucoup de nos voisins européens ?

Si l’on ajoute le miracle technologique à ce contexte institutionnel et professionnel bien incertain, beaucoup d’entre nous – dont je suis – tentent de s’organiser, de gagner en autonomie, de repousser les limites d’une activité artistique ne reniant pas son cousinage avec le monde de l’artisanat, apprenant plus ou moins sur le tas des compétences excédant largement le champ de préoccupation traditionnel de l’artiste. Une fin des intermédiaires aux allures de vengeance pour beaucoup, lassés au mieux, écœurés au pire, d’avoir eu tant à justifier pour jouer ou enregistrer, et tant à céder sur les disques ou les concerts. On ne compte donc plus les leaders de projets se retrouvant « musicien-producteur-promoteur-tourneur ». Il y a certainement une sorte d’holistique salutaire derrière ça, à éviter l’ultra spécialisation, les intéressés renouant incidemment avec des compétences d’organisation dont les patrons de big-bands des années 1930 n’auraient eux-mêmes pu se permettre l’économie.

Reste à savoir si tous ceux qui se piquent d’une expression artistique un tant soit peu personnelle et travaillée trouveront meilleur compte dans un rapport le plus direct possible à un public-auditeur érigé en quasi-partenaire… Au risque d’une comparaison que certains trouveront peut-être hasardeuse avec les vertus que je pense cardinales de la démocratie représentative, je suis convaincu que beaucoup de métiers de la culture doivent durer, la fin des intermédiaires me semblant assez peu garante de la pérennité d’une hiérarchie des valeurs, et du fait que la loi du plus fort ne finisse par l’emporter bien plus sûrement.

Dans un contexte où, sous la redécouverte de notre finitude, naissent de nouvelles idées non frelatées de la notion de conservation, débarrassant celle-ci de ses raideurs réactionnaires connues, ne pourrait-on plutôt espérer que ceux qui nous entourent, nous soutiennent, nous produisent, nous diffusent, nous promeuvent, et nous jugent aujourd’hui, connaissent un tout petit mieux ceux qui, façonnant l’histoire de cette musique hier, nous ont tant touchés ?

Espérer des institutions qu’elles arrêtent d’assimiler le jazz à ce qu’il n’a jamais été, qu’elles permettent ainsi d’en enseigner l’histoire et la pratique avec la même cohérence que celle avec laquelle on enseigne les lettres ou les beaux-arts, qu’elles favorisent réellement un réseau de diffusion qui lui serait dédié. Parier sur la partie du monde privé qui transforme en enthousiasmes créatifs une aspiration sans précédent des élites estudiantines à se réaliser « complètement », bien au-delà des critères traditionnels de la réussite. J’aime croire à ça.

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Entre les thuriféraires de la croissance et leurs adversaires patentés, ma conviction est que nous sommes au milieu d’un gué qui sera long – peut-être le temps légitime qu’il faudra donner au Sud pour rattraper le Nord, au cours d’un processus dont il faut espérer que l’on n’en crève pas tous. Un gué fait de croissance molle pour nous, et donc pavé de questions bien complexes, dont le traitement me semble exiger une culture de l’engagement autant que du consensus, certainement peu compatible avec les dogmatismes télégéniques, ces avatars inattendus de l’universalisme des Lumières.

Je sais partager avec Laurent – et bien d’autres évidemment – une vision du jazz comme miroir condensé de la grande saga de l’expression humaniste, qui sans cesse nous enjoint de retrouver un peu d’épaisseur face au risque d’être transformés en passoires par les exigences contradictoires des chantres de l’efficacité immédiate d’un côté, et celles des obsédés de démarches conceptuelles de l’autre – « trash contre cash » d’un côté, « trash contre tchatche » de l’autre, en quelque sorte.

« Trash », certes, nos maîtres le furent… Mais derrière leur noblesse, il me semble que les plus belles démarches se nourrissent aussi d’un paquet de compromis qu’on a fini par oublier dans une lecture de l’histoire déformée par le seul prisme romantique. N’est-il frappant de constater que leur volonté d’être aussi profond que possible se résignât toujours malgré tout à l’impermanence ? – « Résignation », peut-être le plus beau morceau d’Alain Jean-Marie…

Entre le brandissement d’idéaux désincarnés et le renoncement désenchanté, entre les chimères de la fuite en avant et l’obsession de la table rase, il peut être évidemment question d’agir – se « résigner » à agir ;)… Laurent nous y invite, ou tout au moins à prendre le temps d’une réflexion – ce n’est pas là le moindre mérite de sa démarche, sans laquelle je n’aurais certainement pas écrit ces lignes.

/ Mai 2011

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