Souvenir de Michel Petrucciani / A la demande de Franck Médioni *2023-05-01
… Et plus précisément de Morning Sun, première partie de sa Trilogy in Blois, jouée à Calvi en solo au mitan des années 1990, quelque temps avant qu’il ne l’enregistre à Francfort.
Beaucoup d’hagiographes de Michel, ou d’ami plus proches de lui que je ne le fus, sauront certainement dire ce qu’il dut à ce soleil du Loir et Cher. Quoi qu’il en soit, ma découverte de la Trilogy in Blois se passa donc à Calvi, lors d’une de mes premières participations à ce festival hors normes que nous devions à l’énergie aussi frondeuse que généreuse de René Caumer, lequel savait mieux que personne réunir un paquet de gens qui s’aimaient autour d’une musique qu’ils aimaient, et ainsi multiplier nombre d’affinités très électives. Ce soir-là, Michel jouait en solo, dans un chapiteau plein comme rarement, un programme que je devais réentendre plus tard à Montlouis, et qu’il devait donc graver plus tard encore à Francfort, toujours en concert, pour ce qui deviendrait son album Solo Live.
Le concert commença, offrit toute une première partie remarquable d’assurance et de sérénité ; et je me souviens m’être dit qu’en dépit de la diversité des œuvres que je lui connaissais, et notamment de ses trios avec Aldo Romano, c’était en solo qu’il m’impressionnait le plus, notamment par le son énorme qu’il parvenait à donner au piano, autant que par son time d’acier. Je me laissais donc porter par la plénitude de son art, à l’évidence transcendé par une expérience désormais mondiale - on était déjà bien loin de Montélimar…
… jusqu’à une certaine introduction rubato partant de Ré7, et peu de temps après le thème qui suivait un certain Ré bémol mineur, début d’une suite que nous découvrions tous avec enchantement, sorte de rhapsodie renouant incidemment avec quelques principes de forme des premiers temps de l’histoire du jazz, et semblant intégrer toutes les préoccupations d’écriture de Michel. Il me semblait qu’il touchait là soudain au plus profond de lui-même : énergique certes mais aussi retenu, agile à n’en point douter, espiègle et généreux surtout, par ce lyrisme rompu à toutes sortes de progressions que lui permettait l’exceptionnelle précision de son geste, et qui prenait de court tous les blasés du discours consonant.
Le relevé que je fis du thème quelques années plus tard me permit mieux encore de savourer tout ce que cet art de l’enchaînement harmonique propose de surprises aux allures d’évidence, transcendé par un sens mélodique hors du commun, fait de phrases épousant à merveille les cadences en question, ou de notes pivot délicieusement placées et mettant immédiatement en relief la progression choisie.
On pense donc à tout cela, incidemment à ce qui chez lui devait au jeu de Bill Evans comme à l’écriture du jeune Wayne Shorter, mais on pense aussi à sa propre personnalité faite, entre autres, d’une force de travail phénoménale… on y pense, on y pense… et l’on n’y pense plus.
Les deux autres parties de la Trilogy in Blois, faites d’un bois comparable, débouchaient sur un nouvel exposé du Morning Sunen forme de conclusion sur cet accord de Si majeur sans la moindre extension, qui renouait avec un âge plus ancien, et certainement aussi quelque chose d’encore plus profond : Michel, en majesté, nous rappelait ainsi que la musique est d’autant plus belle qu’elle transporte au-delà de toute analyse.
/ Mai 2023
* pour son livre Michel Petrucciani, le pianiste pressé, paru aux Editions de l'Archipel